Article du 09.05.2018, par Camille Froidevaux-Metterie / 0 http://www.philomag.com/blogs/feminin-singulier/des-seins-commes-des-visages
Moulés, coqués, bombés… J’observe incrédule les rayonnages où sont suspendus des soutien-gorges de toutes les couleurs qui n’ont pourtant qu’une seule forme : ronde, ferme et haute. Tous recèlent sous le coton ou la dentelle une couche plus ou moins épaisse de mousse qui leur confère rigidité, volume et rondeur. Il ne s’agit plus de soutenir, c’est un véritable remodelage des seins que vise cette offre à la fois exubérante (toutes les teintes de l’arc-en-ciel, tous les degrés de transparence, tous les motifs imaginables) et monomaniaque. À chaque fois ou presque – car il y a bien des exceptions, généralement onéreuses –, le soutien-gorge se présente comme une paire de coques rigides destinées à recevoir et à sculpter la poitrine quelles que soient sa forme et sa taille. Pire qu’un uniforme, les femmes doivent ainsi revêtir un carcan qui façonne leur chair selon des standards uniformes et qui transforme leurs seins en objets conformes.
L’industrie de la mode a décrété que les filles devaient se couler dans des formes conçues à l’aune de critères phallocentrés
Ce programme de formatage est colossal, il se déploie à l’échelle de la planète tout entière, il concerne toutes les femmes, de tous les milieux, à tous les âges. En me rendant récemment avec ma fille dans un magasin idoine pour y trouver son premier soutien-gorge, ce que je pensais devoir être un moment émouvant et joyeux s’est transformé en une véritable épreuve du feu féministe. Impossible d’échapper au fameux rembourrage, « mince » certes mais tout aussi implacablement stéréotypé. L’épisode m’a valu un échange passionnant avec elle sur le clonage des seins et l’objectivation des corps. L’industrie de la mode avait décrété que les filles devaient, dès l’apparition des signes balbutiants de la puberté, se couler dans des formes conçues pour elles par ceux qui concevaient le monde à l’aune de leurs critères phallocentrés. Discrets, timides même (il y a une phase d’adaptation de la fille à ses seins en développement qui passe par leur dissimulation), et déjà insuffisants, imparfaits, décevants. C’est le message à peine implicite que diffusent les marques en proposant aux adolescentes ces coussinets amovibles et autres bonnets coqués censés leur procurer un « nouveau bonheur » (c’est le nom du soutif, New happiness). De mon temps, la neige n’était pas plus blanche mais on trouvait facilement des soutien-gorges « triangles » qui accueillaient simplement les seins naissants, sans chercher à leur imposer un galbe générique.
Par-delà la diversité presque infinie des produits, la mode et son commerce véhiculent en réalité un nombre restreint de modèles « désirables » qui se transforment en autant d’injonctions à grand renfort de messages publicitaires et de mises en scène de soi virtuelles. Difficile d’échapper au défilé des « plus belles » qui prétendent nous dire comment tenter de les égaler en nous indiquant fermement la jupe qu’il nous faut acheter, les chaussures que nous devons enfiler, le rouge à lèvre qu’il convient d’adopter. Impératives, ces normes sont aussi changeantes que les saisons et c’est une véritable gageure, dans ces conditions, de trouver les vêtements qui nous vont, qui nous vont vraiment. Je postule cependant que chacune d’entre nous fait avec les prescriptions à sa manière propre, en cherchant le bon équilibre entre l’image que nous avons envie de projeter dans le monde, le corps et la personnalité qui sont les nôtres et les propositions plus ou moins autoritaires des marques et des prescripteurs. J’ai déjà eu l’occasion de l’écrire dans l’un de mes tout premiers billets, le souci que nous avons de notre apparence n’est pas univoquement synonyme d’aliénation. Il renvoie à une recherche d’adéquation à soi par laquelle chaque femme devient ce qu’elle est. C’est une quête qui peut être pénible, notamment lorsque nos aspirations et/ou nos caractéristiques physiques sont très éloignées des normes communes, mais cela n’en relève pas moins d’une démarche autonome et réflexive d’appropriation de soi qui est aussi définition de soi. Pour le dire encore autrement, aussi pesants que soient les diktats esthétiques, les femmes n’en demeurent pas moins libres d’y résister, de les détourner, de les ignorer.
Relativement aux sous-vêtements, on pourrait imaginer que cette liberté serait plus grande encore puisqu’il s’agit du plus intime de nos corps. C’est tout l’inverse. Depuis l’apparition du Wonderbra au début des années 1990, les innovations visant à modeler nos seins et, depuis peu, nos fesses, se succèdent à un rythme étourdissant. Les premiers soutien-gorges ampliformes s’engageaient à « rehausser » la poitrine et à la faire ainsi paraître plus volumineuse. Cette promesse s’est avérée synonyme d’un succès commercial pérenne, un « Push up » se vendrait aujourd’hui toutes les quinze secondes dans le monde… La réceptivité des femmes à l’idée d’un formatage à moindre coût (sans chirurgie esthétique donc) a soutenu le développement de la gamme : Ultimate Strapless (technologie de perles de silicone « en forme de mains » (!!) permettant de se passer de bretelles), Ultimate Plunge (un « maintien parfait » pour un « décolleté vertigineux »), Full Effect (rembourrage air + gel garantissant « jusqu’à deux tailles de bonnet supplémentaires »). Il n’y a guère qu’au niveau inférieur de la culotte que la marque est restée classique. Mais d’autres ont poussé plus loin les vertus du coussinet et l’on trouve désormais de quoi faire paraître plus hautes, plus rondes et plus fermes nos fesses elles aussi.
Nos seins ne nous appartiennent pas. Il en va ainsi depuis l’aube des temps sans doute, mais c’est désormais un scandale. Tant que les femmes n’étaient que des corps, définies par leur capacité procréatrice, il était logique que leur poitrine soit considérée au regard de ses fonctions. Destinés à exciter les hommes et à nourrir les enfants, les seins ne pouvaient être que relatifs, toujours voués à d’autres. Maintenant que les femmes peuvent décider de leurs grossesses, c’est-à-dire avoir des enfants ou pas, mais aussi les allaiter ou pas, ils ont été vidés de leur symbolique nourricière. La possibilité demeure, elle n’est plus impérative, elle relève du libre de choix de chacune (étant entendu qu’il existe, dans ce domaine comme dans tous les domaines corporels « féminins », des injonctions puissantes). Reste la dimension sexuelle, c’est là que tout se concentre aujourd’hui.
Les soutien-gorges formatés transforment la chair vivante de nos seins en matière plastique appropriable
C’est parce qu’ils ne sont plus que des attributs érotiques que nos seins doivent être vus. Il faut qu’ils soient présents, disponibles, préhensibles, et les soutien-gorges sont là pour assurer le service : plus gros, plus hauts, plus fermes, nos seins moulés sont projetés en avant, ils se donnent à voir, ils lancent des signaux. Qu’ils pigeonnent dans les décolletés ou tendent le tissu, c’est toujours pour le regard d’autrui. Les accessoires dédiés, coussinets en silicone et coques intégrées, sont autant d’artifices qui transforment la chair vivante et chaude de nos seins en matière plastique appropriable. C’est un véritable démembrement que nous subissons : une partie de notre corps nous est arrachée pour être offerte à d’autres. Bien sûr, ici encore, chacune peut faire à sa manière et refuser l’objectivation, mais c’est particulièrement difficile quand on n’a pas le choix : nous devons porter des soutien-gorges et, de préférence, le modèle formaté à prétention universelle.
La résistance s’organise pourtant, appelant à libérer les seins en les débarrassant de leur carcan de tissu et d’élastiques. Le principal argument du mouvement nobra est physiologique : c’est parce qu’ils sont nocifs pour la santé qu’il faudrait ne plus porter de soutien-gorge. Premier point, contrairement à un préjugé répandu, la chute des seins ne serait pas enrayée par leur enfermement, bien au contraire. Organes de suspension naturels de la poitrine, les ligaments de Cooper se relâcheraient à n’être pas mobilisés. À l’inverse, laissée libre, la poitrine se raffermirait et prendrait un peu de volume, les mamelons se redresseraient « vers l’horizon ». En un mot, les seins ne seraient pas mieux soutenus que par eux-mêmes. Plus encore, en les libérant, on rétablirait la circulation normale de la lymphe et du sang, s’évitant toute une série de désagréments, inconfort, gêne respiratoire, douleurs musculaires et mammaires, kystes, voire cancer du sein. La démonstration implique quelques croquis et études, sans produire de certitudes. C’est ainsi lorsque les adeptes du nobra affirment que libérer les seins permettrait de « se sentir enfin soi-même » qu’elles sont les plus convaincantes.
La poitrine est communément considérée comme la partie du corps correspondant à l’identité de la personne, elle condense le sentiment de soi, ainsi qu’en témoigne le geste de poser la main sur son buste pour signifier « moi ». Dans Breasted Experience: the Look and the Feeling1, la philosophe américaine Iris Marion Young remarque que, lorsqu’une femme effectue ce geste, sa main se pose alors sur le haut de ses seins, en leur milieu. Apparaissant à l’adolescence, dans le moment où la jeune fille prend conscience de sa propre identité, les seins sont étroitement associés au sentiment que les femmes ont d’elles-mêmes ; ils sont « les signifiants visibles et tangibles de la féminité (womanliness) au quotidien ». Mais, ajoute aussitôt la philosophe, ils sont surtout le symbole de la sexualité féminine, objets de désir et d’évaluation permanente. Aucune femme n’échappe à l’objectivation que produit le regard masculin sur sa poitrine. Scrutés, jaugés, appréciés, les seins deviennent des objets – passifs, manipulables, appropriés. Leur valeur apparaît étroitement liée à l’estimation qui en est faite à l’aune des normes phallocentrées (on l’a dit, ils doivent être simultanément gros, ronds et hauts). Voilà comment nos sociétés patriarcales dénient et suppriment même la matérialité d’une poitrine faite de chair.7
Du point de vue de l’expérience vécue, ce qui importe pour les femmes relativement à leurs seins, c’est leur sensibilité
Si les injonctions objectivantes nourrissent à la fois l’oppression masculine et la haine de soi féminine, il reste que les femmes sont leurs corps (still our bodies are ourselves) rappelle Iris Marion Young. Elles peuvent éprouver leur existence incarnée de façon réflexive et distanciée. Elles peuvent notamment refuser que leurs seins soient considérés comme de simples objets destinés à satisfaire le désir masculin et les investir comme le lieu d’un désir spécifiquement féminin. Du point de vue de l’expérience vécue, ce qui importe pour les femmes relativement à leurs seins, c’est leur sensibilité bien plus que leur image, n’en déplaise aux hommes. Quand il s’agit de toucher et de ressentir, la taille ou l’âge des seins ne comptent pas, seul importe le plaisir. Or celui-ci est un scandale au regard de la sexualité phallique qui érige la pénétration en condition sine qua non de l’orgasme. Que se passerait-il, demande la philosophe, si le centre de la vie sexuelle était déplacé du pénis vers les seins ? Les tétons masculins apparaîtraient alors comme un double dérisoire de la poitrine féminine, tout comme le clitoris a longtemps été perçu comme un double dérisoire du pénis.
Il faut donc, nous dit Iris Marion Young, opérer une déconstruction du prisme phallocentré et hétéronormé de la sexualité pour à la fois restaurer la valeur propre des seins et reconnaître leur sensibilité spécifique. Il faut en terminer avec leur formatage esthétique et leur subordination au plaisir masculin. Dans un monde où les seins seraient dés-objectivés, imagine-t-elle, un monde où les femmes pourraient par exemple se passer de soutien-gorge, les seins retrouveraient leur fluidité naturelle, ils cesseraient de se présenter dans la fermeté et la stabilité attendues et participeraient alors pleinement de l’identité subjective de chacune. Mais nous sommes encore bien loin de l’idéal de la communauté lesbienne décrite par la philosophe, où les femmes vivent torse nu dans un espace exclusivement féminin, et où la diversité des poitrines résonnent avec la singularité individuelle : « hors du regard scrutateur de l’homme, écrit-elle, les seins d’une femme deviennent presque partie intégrante de son visage ».
L’accentuation des ressorts de la chosification féminine dans nos sociétés de l’égalité est un scandale
Appréhender les seins dans leur dimension subjective, c’est-à-dire comme étant indissociables du sentiment qu’une femme a d’elle-même mais aussi comme le lieu d’une expérience propre, qu’elle soit érotique, esthétique ou maternelle, c’est prendre le problème de l’objectivation du corps des femmes à sa source. Les seins sont en quelque sorte l’emblème de l’enfermement séculaire des femmes dans une définition fonctionnaliste les assimilant à leur corps sexuel et procréateur. Ils signifient l’appropriation et l’objectivation qui caractérisent l’expérience corporelle des femmes depuis toujours. La perpétuation, et l’accentuation même, des ressorts de la réification féminine dans nos sociétés de l’égalité est un scandale. Que les femmes soient contraintes d’arborer les signes requis d’une féminité formatée en endossant des uniformes synthétiques constitue une aberration au regard de l’idéal d’émancipation. Que de jeunes féministes s’en indignent et en appellent à une libération des seins apparaît donc salutaire.
C’est même une démarche urgente au point paroxystique où nous en sommes de la chosification sociale et médiatique du corps féminin. Le fait que les seins soient aujourd’hui considérés comme de simples appendices esthétiques susceptibles de toutes les manipulations n’est pas sans rapport avec une certaine dévalorisation féministe de la corporéité féminine. L’objectif universaliste de déconstruction de la hiérarchie sexuée du monde a conduit les militantes à nier les spécificités physiques des femmes, ou à ne les considérer que comme des alliés de la domination masculine. Ce faisant, elles les ont abandonnés à ceux qui s’y intéressaient pour en faire leur profit, favorisant bien malgré elles le processus d’objectivation de la corporéité féminine. C’est le paradoxe de notre temps qui voit le principe de l’égalité entre les sexes prendre racine en même temps que la logique androcentrée continuer de se déployer souterrainement. D’un côté la publicisation et l’expansion de l’idéal féministe (we should all be feminists), de l’autre la progression insidieuse, parce que dissimulée derrière les voiles du marketing et de la croissance économique, d’une conception objectivante du corps féminin. En faisant retour sur le corps des femmes pour le saisir au prisme de la subjectivité féminine, on pourra peut-être enrayer cette mécanique schizophrène et relancer le projet d’un féminisme qui ne craint pas d’explorer la dimension incarnée de nos existences.
1 Iris Marion Young, « Breasted Experience: the Look and the Feeling » (1990), dans On Female Body Experience. « Throwing like a girl » and other essays, New York-Oxford, Oxford University Press, 2005.
Censurée par FB et donc retirée pour le partage en public de l’article… La photo (d’origine, que vous retrouverez par le lien en début d’article) est extraite de l’ouvrage de Laura Dodsworth, Bare Reality: 100 Women, their Breasts, their Stories, Pinter & Martin, 2015.